L’homme au balaiMinuit, ça part mais je reste facile afin de maximiser mes chances. La nuit d’encre est belle mais par endroit des nappes d’humidité qui glacent d’un coup. Des ancêtres participent, on est 360 au départ du Puy. Pas de puce, pas de dossards, juste une arche qui disparait.
Ne pas forcer l’allure, rester détendu, j’ai pris deux paires de chaussures. Erreur bien sûr. J’ai pris aussi un couteau Lethermann et des batteries de rechange afin de pouvoir me faire rapatrier si ça tourne au vinaigre. Erreurs encore. Mal préparé, on en commet des erreurs mais cette nuit est riante, ceux et celles qui me dépassent échangent un mot et on se quitte sur un « bon courage », c’est la fête.
Loin des habitations, les étoiles attirent l’œil au-dessus du rayon de la frontale. C’est tellement beau! Il faut éteindre! Mais c’est tellement casse-gueule aussi qu’il vaut mieux rallumer un peu quand même. Soudain : Un cri. Je lève les yeux : Étoile filante. Rapprochés par cet évènement, on se met à discuter jusqu’au ravito, nos espoirs de finir, nos préférences pour la nuit ou le soleil. Au gymnase ou dans le garage d’un pavillon, les pains au chocolat coupés en deux qu’on mange par trois, le café tiède dans le gobelet en plastique demousquetonné du sac.
Notre cortège de sourires fait de brèves haltes. Plus tard dans la nuit, la soupe dans le bol en verre des colonies de vacances, on se ressert à volonté. Qu’elle est douce cette chaleur lumineuse du gymnase municipal. Si les jambes ne se faisaient imperceptiblement de plus en plus raides, ce serait une balade.
Puis, dans l’encadrement noir de la porte qui rejoint la nuit, il apparait. Je voulais faire une bonne pause mais depuis qu’il est là, je préfère sortir, m’enfuir, repartir dans le noir pour vite grignoter un peu du parcours dont il doit bien rester 40 bornes. Je l’ai aperçu quand même : il est grand et sans âge. Une moustache à la Nicolas le jardinier, de petites lunettes et une chevelure en broussaille argentée. Surtout ; dans le dos, il porte un balai de cantonnier en plastique vert qui le rend clairement identifiable. Le balai dépasse, planté dans son sac à dos. Et il matérialise la limite de fin de la course. C’est l’homme au balai.
Je repars donc mais la vitesse s’érode, elle reste suffisante pour ne pas se faire croquer mais le besoin de s’arrêter longuement à chaque ravito se fait chaque fois plus impérieux. Sept heures de course, le jour se lève. Je franchis des ponts dans une lumière qui allume progressivement les nappes de brumes sur la Loire. Qui nimbe ailleurs l’enchevêtrement des ouvrages d’art. C’est si beau et dire que seuls les derniers assistent au spectacle ; les premiers sont déjà arrivés à Firminy. Ça ne soulage pas trop mes jambes et j’appuie de plus en plus sur les bâtons qui tiquent tiquent comme des fous sur le goudron, alterner les paires de chaussure ne fonctionne plus. Des ampoules se forment. Je n’étais décidément pas assez préparé pour la balade.
La montre s’arrête. Oh, elle fonctionne très bien ! Mais ses chiffres refusent obstinément de défiler. Je souffre des heures pour ne jamais quitter le kilomètre 51… la vitesse s’érode encore, le ravito de Monistrol n’arrive pas, il faut le poursuivre loin. Et puis, il est là, enfin. Et l’homme au balai aussi.
« -Ca va ? » « Oui Oui ça va. » De loin, en se consultant avec ses collègues du débalisage (ceux qui retirent les panneaux indicateurs une fois la course terminée) , il a senti que ça risquait de pas aller au bout. Je ne dois pas être bien flambant. Ça fait deux trois fois que je décline la proposition du chauffeur de me ramener. La dernière fois, j’écoutais l’Amérique pleure des cowboys fringants et mes yeux rougis n’ont pas dû le rassurer sur l’issue du périple. Mais bon j’ai mal aussi faut dire. Alors ça continue, mi-chancellant et mi-crispé je demande à La Chapelle d’Aurec combien il reste de km, on hésite entre 13 et 14 mais l’homme au balai a déjà compris. Il sait que, même sans lui, même sans balisage, même hors délai, je vais aller au bout, essayer en tout cas. Le relou quoi. Le mec que tu ne veux pas sur ton organisation car il va retarder tout le monde et cela non pas par courage ou pour lutter contre l’adversité ; mais par absence d’une préparation suffisante, par prétention mal placée. Voilà c’est ça : le prétentieux fainéant. Il aurait mieux fait de se préparer, maintenant il veut forcer le passage. Il a un peu raison. Il a surtout tout compris. Alors il me dit « on va y aller ». Lui et son pote m’accompagnent, me guident tout en retirant les pancartes réfléchissantes, en décrochant les lucioles chimiques dans les sentiers. On se parle aussi beaucoup. Il s’avère que l’homme au balai est un puits de science, un puits d’histoire devrais-je dire. Et il m’arrache au calvaire de mes ampoules, et de mes jambes qui n’arquent plus. Avec une mandarine et puis avec l’histoire de Firminy, celle du bassin stéphanois, son développement au XIXeme. On a le temps ! Des heures, je suis si lent. Alors on remonte tranquille jusqu’au XIe siècle lorsqu’on arrive en vue de la tour d’Oriol. La fin du parcours est saignante mais ça va mieux, les mecs me permettent de ramener l’appareil à la maison sans trop agoniser.
Au moment où on termine l’évocation du Corbusier, l’écurie est à moins de 2 kilomètres. Les bénévoles sont là. La dame inscrit 288eme et dernier sur ma carte puis la feuille du classement file pour impression vers l’Eveil de Haute Loire. Toujours aussi formidables ces bénévoles. Je me traine jusqu’aux saucisses lentilles qu’on me sert abondamment. Puis me confonds en remerciements, je salue l’homme au balai, son pote Alex et vais enfin dormir dans ma voiture garée sur le parking.
J’ai mis 15h57, le gagnant 5h46 ; 360 au départ, 288 à l’arrivée. Dès que j’aurais plus mal, je repenserais avec émotion à cette nuit, à cette journée en Haute Loire, entre Le Puy et Firminy.